Interview avec Le Quotidien: „L’écart grandit entre citoyens et politiques“

Le Quotidien, Interview du Lundi, 4 mai 2015 – Entretien avec notre rédacteur en chef, Fabien Grasser: Référendum, LuxLeaks, représentativité des citoyens, imposition: Justin Turpel expose ses vues sur les grands sujets politiques du moment. Il revient bien sûr sur son rôle de député et le fonctionnement d’une Chambre des députés dont il estime que les citoyens sont écartés sous l’influence de puissants lobbys.

Vous avez assisté, mardi, à votre dernière séance de la Chambre des députés. Comme cela s’est-il passé?

Justin Turpel: Il y a du regret, mais je dois aussi reconnaître qu’être député est une grande charge de travail. Cela dit, pour moi, être député, c’était la continuation de ce que j’ai fait toute ma vie: le travail militant dans les comités, les mouvements politiques, syndicaux ou contre le nucléaire. Je ne me suis jamais considéré comme un homme politique qui doit organiser la société à la place des citoyens, car ce sont eux qui devraient s’en charger. Pour beaucoup d’élus, la politique est l’art d’éviter que les citoyens s’occupent de ce qui les regarde. Et c’est quelque chose qui m’a choqué pendant ces 17 mois passés à la Chambre.

Pour vous, la politique n’est donc pas une profession?

Au niveau de l’emploi du temps, cela l’est sûrement, mais pas du point de vue de la qualification, car la meilleure qualification est encore d’être un représentant du peuple, un citoyen comme tout le monde. Mais les citoyens ne sont pas représentés correctement. Si on regarde la composition sociale de la Chambre, je crois que j’étais un des seuls à ne pas être issu d’une université. Mon école, c’était les mouvements sociaux, la lutte… Ce qui n’empêche pas de s’occuper de dossiers très techniques. Tout dossier devrait être expliqué de façon à ce que chaque député puisse savoir ce qu’il vote. Tout citoyen doit comprendre ce qui se fait à la Chambre, tout dossier devrait être vulgarisé. Ce devrait être le devoir des députés, des fonctionnaires et des conseillers de l’État. Il faut que chacun puisse voir ce qui se cache derrière les dossiers.

Et que se cache-t-il derrière?

Les projets sont souvent présentés par des gens qui défendent des intérêts particuliers, à l’exemple de la finance. On est confronté à la mainmise de certains cercles dominants de la finance ou des multinationales sur l’État et sur la politique. Il faut s’opposer à l’idée qu’il faut être spécialisé dans une branche pour pouvoir participer et contribuer au débat.

20150429 Quotidien_JT_1La finance paraît pourtant être un domaine complexe…

C’est particulièrement frappant pour la finance parce que les contradictions y paraissent les plus grandes entre les intérêts de 95 % de la population et les intérêts de ceux qui s’accaparent toute la richesse du monde. Ce problème se pose aussi avec les OGM, la pollution, le social. Je pense que ceux qui vivent au seuil de la pauvreté savent mieux ce qu’il faudrait changer que des dirigeants d’entreprise, engagés dans une logique de concurrence et non de solidarité. Or la solidarité fait de plus en plus défaut dans notre société, mais également dans les débats à la Chambre où seule la charité s’y retrouve encore un peu, alors que l’engagement pour le respect de tout être humain y fait cruellement défaut.

Mardi, lors de votre dernière séance, le débat a porté sur l’affaire LuxLeaks, un sujet qui vous a beaucoup préoccupé…

Ce n’était pas intentionnel, ce n’était pas non plus le hasard. Il y a des blocages sur ce dossier depuis des mois. L’affaire est sortie le 5 novembre dernier. Après un travail de sape de notre part mais aussi d’ONG au Luxembourg et en Europe ainsi que d’élus de la Gauche et des Verts au Parlement européen, le gouvernement a dû ouvrir le débat… Mais mardi, cela n’est pas allé très loin.

Tous les députés semblaient pourtant satisfaits. Était-ce hypocrite?

C’était d’autant plus hypocrite que personne ne veut rien changer. En fait, on veut changer ce qu’il faut changer pour ne pas changer. Si l’on prend l’échange automatique des rulings, on voit bien que c’est du tapeà- l’oeil parce que le public ne verra jamais sur quoi portent les rulings. L’échange se fera entre administrations fiscales des États. Ce ne sera pas public et c’est fait exprès. Il y a un consensus en Europe pour considérer que l’échange automatique est la meilleure façon d’éviter le vrai débat.

Quel est alors le vrai débat?

Sur le fond, aussi bien l’OCDE, la Commission européenne que les partis au Luxembourg entendent maintenir la concurrence fiscale inscrite dans le traité de Maastricht. Pourtant, il faut une imposition juste pour tout le monde, y compris les multinationales et les entreprises qui agissent aux dépens de l’État et des services publics. Mais on en est loin. Le DP et le CSV sont en faveur d’un abaissement de l’impôt sur les sociétés de 28,2 % vers 15, 16 %. Le déséquilibre entre les impôts payés par les ménages, c’està- dire le travail, et le capital sera encore plus disproportionné. En une douzaine d’années, on est passé de moitié-moitié à un quart d’impôts payés par les sociétés contre trois quarts par les ménages. Au niveau politique, il n’y a aucune volonté de changer. La volonté ne pourra venir que de la mobilisation des gens contre l’austérité, les coupes budgétaires et la misère. Les méthodes employées en Grèce sont les mêmes que celles employées partout en Europe, sauf qu’en Grèce, c’est plus avancé. Dans le scandale LuxLeaks, le problème, ce ne sont pas spécifiquement les rulings, mais plus généralement les mécanismes d’évitement fiscal.

L’un des arguments du gouvernement dans cette affaire est de dire que le Luxembourg n’est pas le seul pays à pratiquer les rulings.

Depuis 1929, le Luxembourg joue un rôle moteur dans l’évitement fiscal. Il y a une volonté politique de créer un climat favorable aux multinationales. Cette volonté est beaucoup plus poussée au Luxembourg que dans d’autres pays, même si ce qui se fait aux Pays-Bas, en Irlande, en France ou en Grande-Bretagne n’est pas rien. Le Luxembourg est aussi plus visible parce qu’il a une grande place financière et c’est un petit pays. Mais il est parmi ceux qui ont freiné le plus sur l’échange automatique ou l’abolition du secret bancaire. Il a joué un rôle moteur pour tenter de maintenir ces politiques.

En attaquant ces pratiques, ne sciez-vous pas la branche sur laquelle est assis le pays?

Je crois que les gens ressentent un malaise. À ce jour, 14,6 % de la population luxembourgeoise vit sous le seuil de la pauvreté. S’il n’y avait pas les transferts sociaux, ce serait autour de 50 %. Il y a donc une grande angoisse sur les recettes qui pourraient venir à manquer à l’État. Mais penser que tout peut être sauvegardé grâce à cette politique de niche de la place financière est une erreur. L’État est tellement dominé par la finance que cela provoque des blocages, y compris économiques: la diversification est ainsi en partie bloquée car les préoccupations de la place financière passent avant les investissements pour diversifier l’économie. Avec une concurrence fiscale de plus en plus rude entre États, il faut être conscient que les recettes fiscales baisseront. Bien sûr, les mobilisations ne se feront pas sur une appréciation globale de la situation économique, mais sur les conséquences perceptibles par les citoyens. Mais ce qu’ils viseront en fin de compte, c’est le droit de disposer des richesses que s’approprie une minorité de plus en plus petite.

Les partis comme déi Lénk se trouvant à la gauche de la gauche sont souvent qualifiés de gauche radicale. Ce mot vous convient-il?

Du point de vue sémantique, radical veut dire à la racine, prendre les problèmes à la racine. Vu comme cela, ce terme est juste. Il est également perçu comme désignant la gauche de la gauche, ce qui me va également, car il ne faut pas ignorer l’importance d’alternatives à la gauche traditionnelle. Il s’agit cependant d’un danger pour les dominants. C’est pour cela qu’ils créent également un langage de dénigrement pour éviter qu’il y ait une adhésion plus massive à ces idées.

Le 7 juin, les électeurs luxembourgeois seront appelés à se prononcer par référendum sur le droit de vote des étrangers. Comment abordez- vous ce débat?

Ce devrait être un débat sociétal, mais ce n’est pas le cas. C’est un débat entre élites, entre courants politiques. Le risque est que le référendum devienne une façon de s’opposer aux politiques.

20150429 Quotidien_JT_3Ce référendum n’est donc pas une bonne idée?

Si. Un référendum est toujours une bonne idée, mais il faut le préparer différemment. La société civile aurait dû être impliquée tout à fait autrement dès le départ. Malheureusement, il n’y avait pas de volonté politique de le faire, et c’est le danger des référendums qui peuvent se transformer en un vote pour ou contre le gouvernement. Ce danger est réel en l’état actuel.

Quelles seraient les conséquences d’un vote négatif?

Celle de bloquer pendant des années le débat sur le renforcement et l’élargissement de la démocratie. Mais cela ne doit pas nécessairement être le cas. Je le dis dès maintenant, cela peut avoir comme conséquence de démontrer qu’il faut discuter autrement de la participation réelle des citoyens, peu importe leur nationalité, dans les choses qui les concernent. Même si le oui l’emporte, il faut avoir ce débat car il est indispensable au Luxembourg, sinon l’écart entre la politique et les citoyens va grandir.

Comment analysez-vous l’opposition du CSV au droit de vote des étrangers?

Il y a, dans ce que fait le CSV, quelque chose de dangereux: c’est d’essayer de capter ce climat de défiance envers les élites pour diriger le référendum contre le gouvernement. Ce n’est pas un hasard si, sur cette question, l’ADR, l’extrême droite naissante et le CSV ont la même orientation fondamentale. Si l’on discute avec le CSV de la double nationalité, du droit de vote, de la démocratie représentative, il ressort qu’il n’a aucun problème avec une démocratie réellement représentative. Ce dont le CSV a peur, c’est une représentativité directe. Mais la question ici est bien celle d’une démocratie réellement représentative. Cette contradiction entre ce avec quoi le CSV devrait être d’accord et son populisme est dangereuse.

Comment parvenir à une démocratie plus directe?

Le projet de Constitution que nous avons élaboré comprend la possibilité pour les citoyens de déposer des projets de loi dans le cadre d’une procédure très précise. Au niveau local, les communes devraient être un laboratoire pour les décisions qui les concernent: le logement, l’aménagement du territoire, le transport… Cette participation fera avancer considérablement la société et diminuer le fossé entre citoyens et décideurs.

Que retenez-vous de votre passage à la Chambre des députés?

Je me sens confirmé dans le fait qu’au sein de la Chambre des députés, rien n’est possible sans mobilisation populaire. Je me sens aussi confirmé dans la nécessité qu’il 20150429 Quotidien_JT_2faut des gens de la Gauche pour refléter ce qui se passe réellement dans la société, ce qui préoccupe les citoyens. J’ai été encore conforté dans le constat de la mainmise de certains cercles dominants sur l’État et les politiciens. J’ai pu constater la peur des représentants du peuple face au peuple. Sur les débats que j’ai suivis, j’ai été déçu par les verts, car ils ne participent pas plus à une véritable sauvegarde de l’environnement et du climat. Ils parent au plus urgent pour limiter les dégâts, mais ont abandonné leur politique. Au Parlement européen, il y a plus de collaboration entre la Gauche et les Verts, comme sur la finance, l’écologie, la protection des données. Au Luxembourg, ils ont démissionné de ces sujets. Ce qui m’a frappé également est l’absence de questionnement du LSAP sur le fait qu’il a de moins en moins le soutien des syndicats et des salariés.

Il n’y a donc que du négatif?

Non, bien sûr. Les députés travaillent beaucoup en commission parlementaire et j’y ai apporté mon expertise. Même si on ne nous écoute pas tout de suite, le déroulement des discussions nous a parfois permis de faire avancer les choses.

Qu’allez-vous faire maintenant?

Je vais m’occuper de ma santé. Je vais aussi continuer à contribuer au travail de la fraction parlementaire. Je compte travailler pour déi Lénk en tant que mouvement politique. Bien sûr, je demeurerai dans les mouvements sociaux. Sur un plan plus personnel, je vais passer du temps avec les amis, la famille, que j’ai un peu négligés. Une chose est sûre: mon départ de la Chambre n’est pas un adieu, mais un au revoir.

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Repères

État civil. Justin Turpel est né le 8 janvier 1954 à Ettelbruck. Il est marié, père de trois enfants et grand-père de quatre petits-enfants.

Scolarité. Après des études primaires à l’école de Heiderscheid, il rejoint le lycée classique de Diekirch avant de s’orienter vers l’enseignement professionnel, d’abord à Ettelbruck, puis à l’École professionnelle du Centre à Luxembourg, en section chimie.

Profession. De 1975 à 1978, il travaille pour Trefil ARBED à Bettembourg. Il y fonde une section syndicale du LAV, l’ancêtre de l’OGBL. En 1978, il entre au service de la Ville de Luxembourg, comme expéditionnaire administratif, puis comme rédacteur jusqu’en décembre 2011. Il est ensuite fonctionnaire à la commune de Contern jusqu’en 2013.

Syndicalisme. Justin Turpel est membre du FNCTTFEL-Landesverband depuis 1978 et président du secteur public de celui-ci depuis 1991. Le mandat de vice-président du syndicat lui avait été confié en 2006.

Politique. Son premier engagement politique date de 1972 lorsqu’il adhère à la Ligue communiste révolutionnaire (LCR). En 1999, il est l’un des fondateurs de déi Lénk. Il est élu conseiller communal de la Ville de Luxembourg en 2011. Il abandonne ce mandat en 2013, après son élection à la Chambre sur la liste déi Lénk dans la circonscription Centre.

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Le Quotidien du 4 mai 2015- page 2
Le Quotidien du 4 mai 2015- page 3

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